L'intérêt parle toutes sortes de langues, écrit La Rochefoucauld,
et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé. On pourrait en
dire autant du travail : dans cette sorte de symphonie des supplices qui
remplit notre vieille planète, il affiche toutes sortes de masques, dans un
carnaval à plusieurs milliards de dollars. L'ingénieur passionné dont la marotte
est de passer son temps à tester un nouveau produit ; le travailleur
défiant l'ennui dans des excès de vitesse et de risque ; le développeur
exténué qui se détend dans des acrobaties avec son joystick selon un rite du zen
des programmeurs… Et, du côté des " gagnants " sur le réseau : le chef de
projet à la Linus Torvalds, dont la paresse est un crible si cruel, qui
coordonne par mail une nuée de développeurs dispersés aux trois coins de la
planète sans perdre son temps en bavardages inutiles ; lui-même intégrant
dans son équipe jusqu'à sa femme, muse douce et aimante, à qui il reconnaît
devoir beaucoup, auxiliaire agile et dévouée, véritable soldat inconnu du
pingouin révolutionnaire etc... etc... Deux masques dominent d'une tête ce bal
fantôme : celui grimaçant du travailleur à la peine, descendant lointain
des Pères de l'Eglise, considérant toujours et encore le travail comme une
torture mortifiante. De ce point de vue, la conception du travail proposée par
Saint Augustin ou par Cassien est très proche de celle développée par Paul
Lafargue dans Le Droit à la Paresse (dont le livre de Himanen
à plus d'un titre ravive le souvenir, à l'heure des actifs informationnels). Et
puis, en face de ce masque noble et mondain enrobant le travail d'un mépris
hautain, il y a son double symétrique, le masque glabre du professionnel de la
besogne, descendant proche de l'éthique protestante, qui sublime l'effort en
vocation et fait de la limitation acharnée de ses passions la base de
l'eudémonisme moral.
Autant de rapports différents au travail, c'est-à-dire
à l'activité réclamant un effort, et objectivement placée sous contrainte. Mais,
qu'ils soient joie ou peine, désir ou besoin, Vendredi ou Dimanche, la belle
affaire ! Dans tous les cas, le rapport subjectif au travail dissimule une
même réalité, qu'il y aurait plutôt intérêt à mettre à vif
qu'à recouvrir. Cette vérité est la suivante : c'est bien souvent sous le
masque de l'illusio, de l'abnégation, de la fierté..., que
s'accomplit la vérité brutale de l'exploitation. C'est en toute innocence que
s'épanouissent ainsi les exploiteurs : Linus Torvalds en parfait
récupérateur du travail de milliers d'anonymes, dans ce capitalisme scientifique
anarchique qu'est le monde informationnel en bazar. C'est en toute quiétude se
soumettent ainsi les exploités : le gamin hacker qui
délivre cent lignes de code à plusieurs KF et dont les yeux brillent car il a
reçu en échange un abonnement gratuit pendant trois mois à Internet... ainsi que
la promesse de ne pas se faire dénoncer à la police pour avoir utilisé une
version pirate. Que les gens soient joyeux à la trime ou vivent l'oppression
sous la forme de l'excitation, où est le changement révolutionnaire ?
L'horloge et l'autobiographie
Pour Pekka Himanen,
l'événement salutaire de l'ère de l'information est qu'elle a fait basculer le
monde du travail d'une culture
protestante de la discipline,
qu'il nomme le " monastère ", à une culture
libertaire de
l'ouverture et de la skholè , qu'il nomme, par référence à la Cité de Platon, "
l'académie ". " L'éthique protestante a sorti l'horloge du monastère pour la
plaquer dans la vie quotidienne " (p.50). Si l'on accepte de passer sur le
problématique raccourci (comment associer en effet dans un même élan la
régularisation des conduites qui a émergé avec la diffusion des quadrillages et
des disciplines, comme a pu le montrer Foucault, et le contrôle méthodique
exercé par soi sur soi, qui a émergé avec la diffusion de l'éthique protestante,
comme a pu le montrer Weber ? Comment suspendre à un même fil les horloges
et les autobiographies ?), la thèse déçoit par l'étroitesse de son
angle. Le postulat occasionne une double réduction que je
voudrais nommer en guise de point de départ.
D'une part, la nouveauté des
figures informationnelles est appréhendée par Himanen en tant que nouvelle
expérience au travail.
Certes, dans le domaine
avant-courrier de ce capitalisme informationnel qu'est le secteur informatique,
subsistent des poches protestantes - ainsi Himanen fait-il le portrait de Bill
Gates en entrepreneur puritain classique, de même qu'il compare le fondateur de
Netscape, filant entre deux avions, et même remontant les fuseaux horaires, à
une version renforcée de Benjamin Franklin. Mais, globalement, l'informatique
fait naître une nouvelle figure
ontologique, un humain mutant.
Il refuse de considérer le travail " les mâchoires serrées " (p.29), et laisse
la première place à la distraction et à la créativité individuelle. Dans la
version Himanen du temps flexible, le
hacker est celui qui a
réussi à retourner le principe d'optimisation du temps : plutôt que
d'étendre jusque dans la sphère privée du loisir et des foyers les impératifs de
productivité et de la pratique de compétences utiles au travail, le
hacker est celui qui parvient à adopter une organisation du temps
plus holistique. Au lieu de se condamner à minimiser ou éliminer tout temps
improductif, comme quand les nouvelles technologies sont utilisées pour
coloniser toujours davantage la sphère des loisirs et l'espace du foyer, dans la
version
hacker du temps libéré, différentes séquences de la
vie comme le travail, la famille, les amis, les hobbies, sont mélangés avec une
souplesse de telle sorte que le travail n'occupe jamais le centre. " Un hacker
peut rejoindre ses amis au milieu de la journée pour un long déjeuner ou pour
prendre une bière le soir avant de reprendre son travail tard dans l'après-midi
" (p.47). C'est ainsi dans un monde où les différentes sphères sociales sont
profondément encastrées que vit ce
hacker : un monde
marqué par le fait que les relations que l'on distinguerait aujourd'hui comme
relations marchandes, rivalité pour l'honneur, proximité amicale, générosité due
à la charité ou engagement religieux sont profondément intriquées. Un monde
caractérisé par un rejet brutal et massif de la
marchandisation
des rapports sociaux, comme l'illustre le phénomène combattu de la mise en
propriété et en prix des codes de logiciels. " Pour des hackers comme Torvalds,
le facteur organisationnel de base dans la vie n'est ni l'argent ni le travail
mais la passion et le désir de créer avec d'autres quelque chose de
socialement valorisant " (p.65). En se limitant à un tel discours
autogestionnaire, Pekka Himanen ouvre à une perspective politique ambiguë qui
peut être bornée par deux interprétations possibles. Selon une interprétation
peu généreuse de sa théorie, à laquelle néanmoins il invite en terminant par là
son livre, la méthode de vie expérimentée par les
hackers
constituerait une première réalisation en grandeur réelle des préceptes
formulés par le néomanagement pour adapter la régulation de la force de travail
à l'ère de l'information. La culture indigène développée par cette aristocratie
de programmeurs consiste à passer " de la gestion du personnel à la gestion
personnelle " (p.114), grâce à des outils de salut tels que l'autoprogrammation
ou le développement personnel. Le donneur de souffle Robbins ne reprend-il pas
une " éthique morale " (p.127) implicite du monde en réseau lorsqu'il préconise
de fonctionner de façon " flexible ", " par projets ", de manière " optimale
pour chacun des objectifs tout en conservant la stabilité à grande vitesse "
(p.126) ? Ou bien lorsqu'il considère explicitement l'être humain comme un
" ordinateur mental ", évalué pour sa capacité de rafraîchissement à l'heure de
la dynamisation des modes opératoires ? Le livre involue ainsi souvent vers
l'esquisse des attributs d'un nouveau meneur d'hommes, le coordonnateur de
projets : humilité et attention aux autres, capacité à transformer tout
contact social en ressource, dans une économie de l'échange généralisé.
L'éthique du réseau constituerait ainsi la tête de proue d'une nouvelle
gouvernementalité pastorale, propre au monde connexionniste et s'appliquant
aussi bien aux entreprises (Himanen) qu'aux Etats (Castells).
La liberté entre éthique et politique
Il est
néanmoins possible d'extraire de l'éthique hacker une pertinence politique plus
haute : caractérisés par un rapport libéré aux urgences temporelles ainsi
que par une volonté de libre partage des connaissances, cet humain mutant est un
hybride improbable d'ethos universitaire, dont il partage le commun désintérêt
pour les choses " économiques " et pour les contingences matérielles, et de
communisme primitif, dont il partage la volonté de synusia, de tout mettre en
commun. C'est finalement par analogie avec l'Université que peut le plus
facilement être pensé l'éthique des hackers, et nous voyons ainsi configuré sous
les traits de Himanen une sorte d'
Homo Academicus. Certes, les
conditions objectives d'existence d'un tel être académique ne sont jamais
analysées sont renvoyées en un revers de main - la condition de possibilité du
hacker est ainsi d'avoir réussi à régler les problèmes de
survie, alors même que c'est leur analyse qui fait toute la richesse du travail
de Bourdieu. Mais l'intérêt de l'optique de Himanen et de Castells est de cerner
les traits subjectifs de ce nouvel ethos académique : tandis que le
communisme renvoie souvent à une structure autoritaire centralisée, la thèse
fait de l'Académie un espace de dialogue et d'ouverture. Himanen critique le
choix par Merton d'utiliser le label de communisme pour qualifier l'éthique
scientifique. Articulant partage et polyvalence, la thèse dessine ainsi un homme
qui s'inscrit dans un horizon politique barricadé par le socialisme
social-démocratique de Polanyi, donnant un rôle important de régulation sociale
à des instances associatives et coopératives endiguant l'expansion du marché et
respectant les " profonds motifs " sociaux. C'est ainsi très ironiquement le
Languedocien de Montaillou, bavardant avec un ami, piquant des têtes dans la
rivière, charriant et buvant du vin, qui constitue le parangon politique de la
liberté vers lequel pointe l'ouvrage.
C'est précisément
toute la faiblesse de l'ouvrage que de ne jamais proposer une conception
véritablement politique dans la perspective d'une transformation de la société
de l'information. Des deux points particulièrement faibles soulevés par une
telle perspective éthique, le premier concerne la liberté. Quel est l'horizon de
liberté que dessine une telle éthique ? Que faire de la liberté telle
qu'elle est soulevée par Himanen ? Il semble qu'un postulat général, propre
à la culture hacker, qui n'est que faiblement libertaire, réside dans le champ
dans lequel la liberté est conçue. " Liberté d'usage " écrit Stallman. Liberté
d'avoir des amis, liberté de redistribuer… Seule une inscription chrétienne
gouverne cette conception : la région propre de la liberté est définie
comme domaine intérieur de la conscience, comme règne de la volonté individuelle
et de la capacité humaine de vouloir. Richard Stallman décrivit ainsi la liberté
comme la liberté des objecteurs de conscience. Bruce Perens décrit quant à lui
la liberté comme celle de fonder un nouveau mode de vie : " Born Again
Christmas ". C'est peut-être la figure du héros stoïcien qu'incarne le mieux le
fondateur du GNU. Selon l'affirmation que l'on retrouve chez Epictète, affirmant
que l'homme libre est celui qui vit comme il souhaite, sachant distinguer le
monde étranger sur lequel il n'a aucun pouvoir et les choses qui sont à son
pouvoir, Richard Stallman propose ainsi de séparer l'univers sur lequel il n'a
aucune maîtrise, à cause des accords de licence qui rendent possible une
déviation de l'objet par rapport à des buts initiaux, et
l'univers sur lequel il a omnipotente maîtrise. En imposant une licence très
restrictive aux éléments de connaissance publique placés sous sa coupe, Stallman
assure notamment une continuité pour son intention créatrice. Une analyse
historique montre qu'une des premières préoccupations de Richard Stallman fut,
en 1985, d'instituer des conditions de distribution empêchant de transformer son
logiciel en logiciel propriétaire. Ainsi fut créée la méthode " gauche d'auteur
". C'est principalement l'article 10 de la licence GPL (finalisée quatre ans
plus tard, en 1989) qui constitue la clef de voûte du principe de distribution
du logiciel libre. La liberté visée, c'est la liberté d'usage et de
modification. La modalité restrictive, c'est la protection du formalisme
intellectuel par une reconnaissance de la
continuité morale
entre les intentions du créateur et la chaîne des usagers. Le point que je
voudrais faire ressortir de cette analyse historique, et qui est très éclairant
pour une analyse de la conception par Stallman de la liberté, est que ce qui est
condamné par Stallman n'est pas tant la reprise par un tiers des savoirs
originaux mais leur réutilisation dans un contexte qui porte atteinte à la
continuité personnelle de l'auteur. La continuité créatrice de
l'auteur est reconnue à travers la garantie d'une continuité expressive du
formalisme produit. Cette défense de l'identité personnelle de l'auteur
s'exprime dans la reconnaissance du droit de l'auteur à affirmer une identité
morale à travers la diffusion de son œuvre. Une illustration de ce droit à
assurer l'intégrité de l'œuvre est ainsi le droit de refuser une adaptation de
l'œuvre, au motif qu'elle va détruire son identité expressive. Dans cette
conception de la liberté, pour reprendre la formule de Hannah Arendt, le je-veux
est devenu assoiffé de pouvoir.
C'est aux dangers et, en définitive, à l'apolitisme d'une telle
conception de la liberté que je voudrais renvoyer. L'idéal de la liberté,
version hacker, cesse d'être conçu sur le modèle de l'action
politique : il devient l'idéal d'un libre arbitre indépendant des autres,
un idéal de souveraineté. Il y a un emprunt, dans certains
accents de ses formulations, à la conception néo-romaine de la liberté chez
Stallman, celle du Harrington du Commonwealth of Oceana
(1656). Ce que pointe en effet Stallman, c'est au contraire que
l'accomplissement de nos actions est libre en fonction non pas de l'absence de
contrainte, mais de l'absence du danger ou de la menace de contrainte. L'organisation militante du libre compare
les systèmes de protection intellectuelle non pas à des " entraves " empêchant
l'accomplissement de certaines actions volontaires, mais à des " mines " placées
çà et là sur la chaîne de savoir, et faisant planer une menace
de faible probabilité sur nos actions. " La chance de courir sur une mine est
minime, mais elles sont si nombreuses que vous ne pouvez aller très loin sans
risquer d'en heurter une (…) Dans dix ans, les programmeurs n'auront pas d'autre
choix que de marcher à l'aveugle et d'espérer qu'ils seront chanceux " (League
for Programming Freedom, 1991). Ainsi, nous pouvons ne pas être libres même si
nous ne sommes soumis à aucune force de contrainte.
La théorie dite "
néo-romaine " de la liberté civile, qui redéploya la conception de la liberté
civile de Salluste ou Tite-Live dans le contexte de l'Italie des Etats libres ou
de la Grande Bretagne du début de l'époque moderne, tranche par rapport aux
conceptions libérale de la liberté. Le noyau de la conception néo-romaine de la
liberté, c'est la critique de la dépendance : si nous
disposons de notre liberté selon la volonté d'un autre, nous vivons déjà dans
une condition de servitude. Ce que les auteurs néo-romains rejettent avant la lettre est le postulat clé du libéralisme classique
selon lequel la force ou la menace coercitive de la force constituent les seules
formes de contrainte qui interviennent sur la liberté individuelle. Les auteurs
néo-romains soutiennent en revanche que vivre dans une condition de dépendance
constitue en soi une source et une forme de contrainte (Skinner, La liberté avant le libéralisme, p.56). Dès lors, la liberté en
un sens néo-romain est équivalente à l'égalité de tous les
citoyens par rapport à la norme. Proche de ce cadre théorique, la dénonciation
de l'attache dans les contrats informatiques est alimentée par la valorisation
politique de la publicité des standards comme un moyen de se libérer du risque
de dépendance vis-à-vis d'une source d'approvisionnement privée. En définitive,
une telle conception, dans sa formulation libérale classique comme, de façon
atténuée, dans son acception néo-romaine, témoigne d'une réduction importante de
la liberté à la souveraineté individuelle. La version " libérale " de l'idéal
libertaire, tel qu'on le trouve dans la conception permissive de Eric Raymond,
fournit bon nombre de raisons de penser qu'elle est " antipolitique ". La
version " fidéiste " de l'idéal libertaire, que nous nous proposons d'appeler "
néo-romaine ", en fidélité avec un certain nombre de déclarations de Stallman,
celles qui font de lui autre chose qu'une figure stoïque, renvoie elle aussi à
un risque de perte de la dimension spécifiquement politique de la liberté. La
politique, n'est-ce pas en effet précisément la faculté de construire, sous
condition d'un relais toujours improbable par d'autres volontés, sur des sables
mouvants ?
De l'éthique à la politique
Pour résumer et radicaliser l'analyse, je pense nécessaire
d'aborder la figure de l'émergence des hackers d'une autre
manière, qui substitue un mode d'appréhension " politique " à un mode
d'appréhension " éthique " de ceux-ci. La démarche de Himanen consiste à aborder
les hackers comme des travailleurs de l'immatériel, plus ou moins à l'avant-garde parce qu'en train de construire
une nouvelle " éthique au travail ", ce qui est l'hypothèse. A l'inverse, je me
suis proposé de rendre compte des hackers, de leur puissance
de novation dans l'espace décrit par la société de l'information, comme des agents politiques, en train de construire une nouvelle "
politique " visant à réorganiser les relations entre les êtres à l'intérieur de
la Cité. Il y a plus à mon avis à penser les hackers en les définissant comme
des vecteurs d'une nouvelle politique (et notamment d'une nouvelle conception de
la loi civile), et notamment aussi de nouveaux modes d'ébranlements critiques, qu'en les concevant comme des mailleurs
de réseau, plus ou moins adaptés aux exigences néo-connexionnistes du troisième
esprit du capitalisme.
L'intuition qui est à l'origine de cette approche des
hackers est que, autour de leur démarche et de leurs
pratiques, se configure aujourd'hui un nouveau rapport à la cité marqué par le
triomphe de l'inquiétude exploratoire. Soit un écologiste qui
déniche un risque environnemental, bien enfoui sous le panneau d'un secret
défense. Soit un journaliste qui gratte et fouine pour faire
éclater un scandale. Soit un bidouilleur qui découvre une
fonctionnalité dissimulée, enfouie sous la couche logicielle d'un dispositif
informatique, telle qu'un tatouage numérique qui s'inscrit sur chacun de ses
documents Word par exemple. Toutes ces personnes sont animées par un semblable
appétit d'exploration, qu'elles assouvissent par une machination avec des
instruments, magnétophones, appareils photo, oscilloscopes, analyseurs logiques.
Elles sont régulées par un même souci de fiabilité et d'objectivité
quasi-scientifique, assemblant dans des Ecclésias citoyennes les preuves
qu'elles ont collectées minutieusement. Enfin, elles ont incorporé un art
consommé de la dissémination de savoirs, une sorte de karaté mental pour contrer
la propagande, une maîtrise spectaculaire de la mise en drame. Depuis leur
position d'usager, lieu de travail ou de repos, les hackers
construisent une figure nouvelle de savant mutant, marquée
par un plus grand degré d'ouverture que la communauté académique. Soucieux de
transparence et d'ouverture, ils sont ainsi à la base d'un nouvel illuminisme , au sens où ces savants mutants prolongent en le
dépassant le mouvement d'ouverture encyclopédique ouvert par la philosophie des
Lumières. Un prophète hacker comme Hakim Bey, par exemple, a lucidement
travaillé le contenu idéologique de cette tradition illuministe qu'incarnent les
hackers. Il montre notamment comment cette tradition illuministe se fonde sur un
appui gnostique : le détournement hors de la corporéité,
le détachement pour les intérêts matériels, la dépréciation, parallèle à ce qui
s'installe dans le nouvel esprit du capitalisme, des possessions, tout un mouvement de rejet des pesanteurs
corporelles qui consonne d'ailleurs avec le processus de dématérialisation des
circuits de financement du capitalisme. " Most disturbing for us would be the
"gnostic" quality of the Net, its tendency toward exclusion of the body, its
promise of technological transcendence of the flesh " (Hakim
Bey). L'illuminisme des hackers se définit par l'insistance
pour débusquer l'enfoui, l'invisible, en se constituant à la médiation entre
l'hermétique et le manifeste. Le terme renvoie ainsi à une sensibilité à des
événements perceptibles infimes. Trois dimensions le parcourent :
l'infraordinaire d'une part, le non vu par inadvertance, le caché, le non vu par
intention tactique, le point de fuite de la représentation. Ni véritablement
rationalistes, comme en témoigne leur réserve par rapport au monde formellement
réglé de l'activité de l'Université, ni véritablement obscurantistes, comme en
témoigne leur militantisme pour la liberté d'expression et pour la transparence,
les hackers composent, par leur machination ingénieuse des
médias de communication, une nouvelle figure qui articule tradition et
modernité.
Fragments d'institutions républicaines
Enfin, il est très intéressant de voir, même si la place manque
ici pour le démontrer, que ce que sont en train de mettre en place les
hackers, lorsqu'ils se politisent, c'est une modalité extrêmement
originale pour instituer des régulations dans l'espace de la Cité. Tentant de
régler les usages dans la cité du logiciel, les
hackers
valorisent un type particulier de régulation caractérisé par la prééminence
des inscriptions
morales. Contrairement à l'intuition qui vise
à leur imputer une posture libertaire classique, ce qu'il y a d'infiniment
paradoxal dans le type de régulation préconisé par les pionniers de l'Internet
français est leur valorisation appuyée de la " loi civile",
communément considérée comme une planche de salut face au développement
croissant, dans le monde contemporain, aussi bien du
contrat privé
que du
décret public. Cependant, autour de ce
néo-radicalisme de technophiles, hostile à la fois au marché et à l'Etat, c'est
une conception fort originale de la loi qui est défendue. Elle est fondée sur la
visée d'une régulation par l'
institution morale des
internautes. Civique, cette conception accentue la dimension d'intériorité de
l'adhésion à la loi, faisant de la conformité le produit d'un
héroïsme moral. Elle s'oppose ainsi à une conception pénaliste de
la loi, faisant de la conformité le produit de la
crainte
rationnelle de sanctions dissuasives. C'est ainsi par une tentative
pénétrante pour
instituer de nouvelles moeurs, en sondant les
reins et les coeurs, que passe ce projet civique. Cette approche n'est pas sans
rappeler le radicalisme révolutionnaire proche de la Montagne. Saint Just par
exemple définissait le régime républicain par beaucoup d'institutions et peu de
lois (peu de relations contractuelles aussi). Plus que par des moyens
répressifs, c'est ainsi par des moyens moraux que Robespierre et les siens
comptaient pour réaliser leur projet de société égalitaire et frugale. " Obéir
aux lois, cela n'est pas clair ; car la loi n'est autre chose que la
volonté de celui qui impose " (Saint Just,
Fragments sur les
institutions républicaines).